5 ans auparavant, Post crash

Lorsque Morgan sortit de l'hôpital à la fin de sa première période d'hospitalisation, on lui avait redonné une vue très imparfaite, ce qui fut un choc. Il lui fallait porter des lunettes, archaïsme suprême. Plus grand encore avait été le choc que la première contemplation de son visage lui avait donné, sans compter le sentiment de désolation absolue que lui avait ensuite infligé la vision de son corps intégralement couturé et asexué. Les médecins s'excusèrent au sujet de sa peau rafistolée en plaques de couleurs différentes en expliquant qu'ils ne disposaient pas de stocks suffisants de peau aussi noire que celle de Morgan. La promesse que la seconde série d'intervention réglerait tout était censée lui donner tout le réconfort dont on pouvait avoir besoin. Il s'avéra que c'était une vision très optimiste.

La fièvre des chasseurs de nouvelles à son sujet s'était apparemment éteinte. En réalité, les journalistes, rebutés par les barrières des institutions médicales, avaient laissé des mouchards et furent immédiatement sur sa piste. Morgan dut changer d'hôtel en catastrophe et une entreprise spécialisée dans la mise à l'abri des paparazzis fut mandatée par l'ASI. Sur leur conseil, Morgan accepta une interview en « prime time », espérant que cette émission spéciale épuiserait la nouveauté du sujet et dégoûterait les autres journalistes de tenter une nouvelle passe. L'interview fut enregistrée à l'avance. Pour vingt minutes de reportage, le tournage dura quatre jours, avec, à chaque séance, deux heures interminables de maquillage. Des trucages numériques furent utilisés pour corriger le visage mutilé et la voix éraillée de Morgan. Cela augmenta encore son écœurement à se voir dans la version finale. De son point de vue, il n'y avait aucune déclaration fracassante à faire, ni sur la vie en général, ni sur son métier de pilote, ni sur l'accident. On lui demandait si, dans une situation comme celle de la navette en perdition, on ressentait de la peur, comme on demande à quelqu'un s'il aime le thé, et Morgan avait répondu en regardant la caméra : oui, évidemment, sur le même ton, et sans perdre son sourire discret et timide. À partir des questions qui avaient été négociées par l'entremise des avocats, Morgan avait écrit soigneusement son texte. Celui-ci avait été revu, d'abord par son avocat et ensuite par ceux de l'Agence, avant d'être validé avec le journaliste. L'Agence, en effet, avait été considérablement chagrinée par l'ampleur de la médiatisation autour de l'accident qui ravivait le long débat éthique et technique sur le rôle de l'homme par rapport à celui des Intelligences Artificielles. Morgan avait été l'objet de pressions de plus en plus fermes de la part de sa hiérarchie pendant sa convalescence pour déterminer sa conviction et, si nécessaire, en infléchir au moins l'expression publique. Morgan, suivant les conseils de son avocat, avait choisi l'obéissance et la collaboration.

La diffusion du reportage à une heure de grande écoute en Amérique du Nord eut une bonne audience, et la petite vague de presse qui s'en suivit déclencha par effet boule de neige l'achat du reportage en version longue par d'autres réseaux. En fin de compte, Morgan se découvrit relativement célèbre, de son point de vue d'enfant d'un quartier modeste, mais pas au point de ne plus pouvoir sortir dans la rue. On lui fit quelques propositions pour réaliser d'autres vidéos, que son avocat mit en concurrence afin de faire monter les prix en échange d'une exclusivité. L'offre la plus lucrative émanait d'une compagnie spécialisée dans les publications pornographiques, compagnie dont Morgan crut que ces gens ignoraient que son corps était très loin d'être redevenu photogénique. Cela fit rire son avocat. Il lui expliqua qu'il s'agissait bien au contraire de ces sortes particulièrement peu ragoûtantes de vidéos dont quelques aficionados raffolaient. Cette proposition joua en quelque sorte le rôle de déclencheur. Morgan répondit qu'il lui fallait prendre du recul. D'ailleurs, son dos lui donnait des douleurs très intenses, pour des raisons sur lesquelles les cliniciens ne parvenaient pas s'accorder.

Morgan quitta son hôtel à Almogar et s'installa à l'ouest, à Santa-Maria. La ville de Santa-Maria d'Almogar qui était à l'origine le port d'Almogar, était devenue ensuite une petite station balnéaire que les habitants d'Almogar envahissaient en fin de semaine pour prendre un bain de mer, y faire de la voile, dîner sur la plage ou jouer au casino. Morgan y loua un appartement dans une petite résidence en se disant qu'il lui fallait s'y barricader en attendant la croissance des tissus pour les greffes. L'installation d'un lien très haut débit lui permit de se mettre à surfer sérieusement avec une, deux, puis trois IA qui cherchaient en parallèle sur Internet pour son compte dans de nombreux domaines. Beaucoup avaient trait à ses expertises professionnelles. En même temps, Morgan chercha et retrouva l'information qui avait été postée à son sujet. Une enquête sur son propre passé ne pouvait pas faire l'impasse sur l'attentat nucléaire de Soldier Field : Morgan tenta de mettre à profit les derniers progrès de la technique pour trouver des traces de ses parents et de ses proches disparus, sans grands résultats. La bombe avait réellement tout détruit de son enfance dans la banlieue de Chicago, sauf quelques images et vidéo dans des blogs privés, pas toutes de très bonne qualité ni de très bon goût, mais au final, mieux que rien. La meilleure de ces vidéos amateurs montrait une compétition de 400m à laquelle Morgan avait participé à l'âge de dix-sept ans, mais la séquence était malheureusement cadrée sur une autre ligne. Morgan tenta aussi de rattraper le retard que sa carrière militaire et spatiale lui avait fait prendre sur la société en général et en particulier en matière de spiritualité et de religion. Il était apparu un nombre incroyable de sectes et de factions, dirigées par des gourous et des maîtres à penser de tout poil. Certaines étaient dangereuses, d'autres inoffensives, d'autres étranges au-delà du compréhensible. Cependant, après avoir cherché des jours et des jours, Morgan comprit que cette recherche ne menait nulle part. Il semblait bien que le manque qui rongeait son âme ne pût être étanché par un élixir mystique. Depuis la guerre, sa spiritualité avait été comme amputée de cette partie qui l'avait fait frissonner en chantant à l'église, durant son enfance et son adolescence. D'ailleurs, Morgan n'avait pas remis les pieds dans une église pour y assister à une cérémonie depuis la messe in memoriam de Soldier Field que les dirigeants de son Université avaient tournée en meeting d'exhortation patriotique et à la suite de laquelle Morgan avait signé son engagement dans l'armée.

Au bout du compte, Morgan continuait à se sentir mal à l'aise. Pire, l'impression que son mal de vivre s'aggravait, s'imprimait chaque jour un peu plus sur la page blanche de son cafard et accroissait le poids du quotidien. Personne ne semblait pouvoir l'aider ni même s'intéresser à son sort. En même temps, l'accoutumance de son corps aux médicaments et leurs effets secondaires devenaient inquiétants. Un médecin entreprit de modifier les traitements. Morgan ne constata aucune amélioration. Sensations de malaise, insomnies, démangeaisons, nausées, rougeurs, tremblements, yeux sec et bouche pâteuse, douleurs musculaires et articulaires, la liste s'allongeait même. Un autre médecin lui fit comprendre que le problème était peut-être avant tout dans sa tête. Résistant à la tentation de lui balancer son poing dans la figure, Morgan sortit de chez lui avec une nouvelle résolution soudaine, celle de reprendre un entraînement physique intense à base de piscine et de vélo d'appartement. Mais après quelques semaines, il lui sembla que sa solitude aggravait sa dépression, qu'il ne lui servait à rien de s'épuiser dans le sport en tentant d'éviter de regarder sa situation en face. Autour, il faisait beau, le ciel était bleu, les voiliers régataient dans la baie, les oiseaux chantaient dans le jardin, mais Morgan n'arrivait plus à trouver du plaisir à rien, ni à écouter de la musique, ni à dormir, même dans l'état d'épuisement induit par des heures de sport. Et tourner en rond dans un appartement vide était effrayant. De vagues tentatives pour se forcer à sortir ne donnèrent rien de bon. En particulier, le regard des gens lui était très désagréable. Un rhume lui tomba dessus qui s'aggrava en une broncho-pneumonie que les antibiotiques semblaient avoir du mal à combattre. Après deux semaines, sa toux chronique lui provoqua des reflux gastriques et une irritation de l'oesophage. Un médecin faillit l'hospitaliser.

Un soir, Morgan se surprit à penser que si sa vie ne lui apportait rien de plus encourageant, alors il était peut-être temps d'y mettre un terme. La première fois, la noirceur de cette tentation se révéla avec inquiétude. Ensuite, comme ce type de pulsion lui revenait, l'idée s'installa que le concept relevait d'une certaine logique, une logique sinistre sans doute, mais une logique en quelque sorte rassurante de simplicité et de certitude.

Son dos se mit à lui donner des douleurs intolérables, en particulier des élancements pendant les quintes, le souffle coupé par une douleur très intense, comme un coup d'épée qui lui aurait déchiré les reins. Son esprit se focalisa sur ces maux. Après des examens approfondis, les médecins furent formels : il n'y avait pas de causes fonctionnelles. On l'orienta vers des spécialistes de la sophrologie. L'un d'eux, un homme très âgé qui parlait d'une voix douce lui déclara que dans la recherche d'une solution, la science médicale traditionnelle ne pourrait au mieux que l'assister. Il lui prescrit des anxiolytiques à une dose dont il s'avéra qu'elle était très forte. À la fin de la consultation, il lui recommanda comme une sorte de dernière chance une praticienne réputée : Lise Wang.